Ma journée, je l'avais pas prévu comme ça. Oh non. Dévorant le 4e beignet de la journée – parfois, les légendes ne sont pas que des légendes – un café dans l'autre main, le téléphone à l'oreille et les pieds sur le bureau, j'avais passé des heures à rassurer une vieille dame qui avait appelé pour la huitième fois cette semaine en disant que son mari avait disparu. Comment lui expliquer qu'en effet, il avait bel et bien disparu, mais il y avait de cela trente ans et qu'il était mort et enterré depuis ce temps ? Bref, je me tapais tout le boulot qui passait le temps en échappant à la paperasse, ce qui m'arrangeait grandement, j'allais finir par croire que les autres me détestaient, mais être la petite favorite de son patron aide. Enfin, c'est ce qu'ils disaient, ni moi, ni lui. Et donc, de la pâte bourrée de sucre plein la bouche, j'explique à la gentille madame qu'il va falloir arrêter d’appeler maintenant.



Elle me remercie et raccroche, je lève les yeux au ciel et termine ma collation en dégustant avec plaisir le café, mimant l'aristocratie en relevant le petit doigt, toisant avec un air supérieur mes collègues. Certains l'avaient mauvaise, d'autre se marraient. Mais quand tous tournèrent brusquement la tête à leur occupation, je pressentis que c'était mauvais signe pour moi. Et quand une voix s'éleva derrière mon dos, froide et distante, j'en conclus que j'avais eu raison.



Moment de silence, je sentais que j'allais en prendre pour mon grade, mais je relevais la tête pour observer Darren d'en dessous, avant de doucement poser ma tasse, d'essuyer ma bouche avec lenteur et de tourner mon fauteuil pour lui faire face sans me lever. Non mais oh, j'avais pas peur de lui. Et j'étais bien la seule. Les autres me prenaient pour une naïve totalement inconsciente qu'il était un membre actif d'Opal, mais lui savait que je faisait ça parce que je connaissais son secret et que j'avais confiance en lui. C'est beau l'amour. Hein ? Euh. Non.



J'inspire. Au fond de son être, je suis persuadée qu'il meurt d'envie de rire, de se ficher de moi, mais comme d'habitude, il n'est rien d'autre que froid et distant. Sincèrement, quand je lui parle, j'ai presque l'impression qu'il s'agit d'un croque mort. Bah, il l'a peut-être bien été dans une autre vie. Mais... Il a une image à garder et ça joue sûrement sur sa façon d'être. Ou pas. A vrai dire j'en sais rien. Ça fait déjà des années entières que j'ai abandonné l'idée d'essayer de le décrypter. Ce gars est trop secret, trop bizarre, trop malsain. J'ai déjà ma couche de problème, pas besoin de m'en attirer plus en essayant de savoir qui il est. Enfin.. Pour le moment, viendra bien un jour où j'aurais réellement besoin de savoir. Ou un jour où j'aurais rien de mieux à faire que de le faire chier. Oui, sûrement ça. Il me toise dans les yeux, comme il a l'habitude le faire. Je le soupçonnais de faire ça uniquement dans le but de déstabiliser son adversaire, et à mon avis, il devait jouer au poker parce que niveau bluff, il gérait carrément, sauf que sur moi ça ne prenait plus. Je lui répondit par un léger sourire joyeux, j'eus l'impression qu'il se retenait de me vomir dessus.



Il fut coupé par la sonnerie du téléphone, en tant qu'agent parfait – ou presque – je levai la main pour l'obliger à se taire, il me regarda, incrédule, les yeux légèrement écarquillés avant de soupirer. J'adorai tout simplement lui faire perdre patience, et la moitié des collègues étaient persuadés que nous entretenions une liaison. Et pas que les collègues en fait. Sauf que... Ben... Non. Enfin, bref. J'attrape le combiné et le colle contre mon oreille comme une parfaite standardiste.



Darren m'observait avec une lueur d'impatience, pas le genre d'impatience enfantine d'un gamin devant le sapin de Noël hein, du genre d'impatience qui peut facilement vous coûter votre job. M'enfin, j'avais l'habitude, et puis, s'il me virait, il serait bien triste sans moi. C'est du moins ce que j'espérais. Glissant mon arme à ma taille et jetant ma veste sur les épaules et me dirigeai vers les escaliers à un rythme de pas carrément rapide. Bon très bien. L'autre me suivait toujours, pour ne pas dire qu'il me collait carrément au cul, mais je me contentai de m'arrêter brusquement en haut des escaliers, il mourrait d'envie de me pousser, j'en étais persuadée. L'agacement le gagnait, l'amusement m'emplit.



Il ne répondit pas. Se contenta sans doute de réfléchir quelque secondes avant de tourner les talons et d'aller trouver une autre proie. Il fallait dire qu'à mes débuts ici, Darren me filait franchement la frousse, à toujours se pencher par dessus votre épaule et vous regarder comme si il allait vous sauter au visage pour vous bouffer. Enfin, il avait l'âme d'un guerrier, sans l'ombre d'un doute, mais il était toujours si calme et froid que ça lui donnait des airs de psychopathe. Sincèrement, au début, entre les criminels que je poursuivais et Darren, je savais pas trop qui je préférais, ou plutôt de qui j'avais le plus peur.


Bref, je descendis les escaliers quatre par quatre, jouant avec mes menottes que j'avais bien trop souvent l'habitude de le faire. Attendez une fois un gars de l'équipe, un nouveau, était venu me voir et m'avait raconté qu'il faisait des rêves érotiques sadomasochistes où j'étais la principale intervenante. Super. Cette fois là j'avais presque flippé. Sauf qu'en réalité, ça ne s'était manifesté que par un rire. Rappelez vous, au boulot comme en public, je n'étais que la blonde pas très futée mais qui fait bien son job et qui n'a rien à se reprocher. Pour être hors de soupçons quant aux dresseurs, j'aurais dû travailler dans une agence de mannequinat... J'y penserais à la prochaine arrivée de bestioles chelous dans notre monde.


Arrivée en bas, j'ouvris la porte et, effectivement, l'équipe s'était occupée de procéder à l'interpellation, j'ignorais même pourquoi j'étais chargée de l'arrestation, jusqu'à ce que je vois l'état du 'gamin' et jusqu'à ce que je vois aussi l'air d'un des membres de mon équipe. Bah oui, j'aurais dû y penser, qui d'autre qu'Evan pouvait s'attirer des problèmes pareil ? Entre lui complétement insouciant et son frère complétement paranoïaque, ils formaient un duo de choc. A chaque fois qu'il se faisait arrêter, je m'arrangeais pour avoir l'affaire. La première fois, j'avais prétexté un truc dont je me souvenais même plus, et maintenant, j'étais devenue la personne à contacter quand il lui arrivait une merde. Super, merci Evan. Le jour où j'aurais réellement des problèmes à cause de lui finirait par arriver, et j'ignorais très sincèrement si notre amitié prendrait l'avantage sur mon besoin de sécurité et ma lutte. J'imaginais que oui.


Après tout, vu sa condition, il valait mieux éviter que lui aussi se fasse pincer pour ses agissements, sinon leur petit commerce était fortement dans la merde. Il fallait dire que ça n'aurait pas dû être illégal, après tout, les membres d'Opal ne se cachaient pas de s'afficher tranquillement à la boutique officielle. Mais pour celle qui ne l'était pas, les dresseurs étaient traités comme des meurtriers par la plupart de la populace. Triste histoire. Bref, je m'approchais du jeune homme, jouant toujours avec ma paire de menottes, faisant signes au chef de l'équipe que je m'occupais du reste, et qu'il valait mieux rassurer la population, il hocha la tête, c'était pas comme si il n'avait pas l'habitude, hein. M'approchant du jeune homme qui me toisait avec son sourire, je le lui rendis, mais beaucoup plus sévère, avant d'attraper ses poignets et de clipser les menottes.



Et puis, plus bas, et plus proche de lui.



Je soupirai en l'attrapant par le poignet en l'attirant à l'intérieur du poste de police, au moins, j'aurais pas perdu ma journée, et avec un peu de chance, courir à l'hôpital me ferait perdre les calories des beignets que j'avais ingurgités, même si j'étais pas trop du genre à m'inquiéter pour ma ligne. Le poussant dans l'ascenseur, j'attendis que la porte se ferme pour l'observer et lâcher, d'un ton doucereux :



En plus de ça, c'était pas une question, il n'avait pas son mot à dire, il n'avait qu'à hocher vaguement la tête et se taire. J'étais déjà en train de calculer comment j'allais pouvoir me démerder pour éviter que l'hôpital ne contact son frère, pour ce qui était de la police, la police c'était moi, alors il n'y avait pas trop de problèmes, pour ce qui était du reste, je commençais sérieusement à douter... Enfin, je trouverais une solution en temps et en heures, comme d'habitude avec ce cas. Le cas Evan Anderson. Je devais avoir un dossier plein à craquer, et pourtant, je passais mon temps à me démerder pour qu'il n'y ait rien sur son casier judiciaire. J'étais trop sympa. Trop.

Evan m'avait toujours fait rire autant qu'il me faisait péter de sacrés câbles. Et sincèrement, lorsqu'il s'était échappé avec son espèce de sourire arrogant, je mourrais d'envie de tapoter sur mon téléphone pour appeler son frère. J'ignorais ce qui me retenais. Au non, au contraire, je ne le savais que trop bien. Un jour je lui avais promis que je serais toujours là pour le sortir de ses emmerdes, et au final j'aurais pas mieux pensé. Après un moment de silence, j'étais sortie de l'ascenseur à sa suite pour l'observer se ramasser par terre et vomir comme s'il allait rendre l'âme dans les cinq prochaines minutes. Quel sacré gamin... J'étais fatiguée, j'avais pas vraiment bossé, mais je pressentais que la journée serait longue. D'autant plus quand je vis ce cher Darren sortir de son bureau, sans doute rameuté par tout le tapage autour d'Evan. Bon. Là, j'étais vraiment dans un beau pétrin, je savais bien qu'il tentait de faire au mieux, mais il aurait mieux fait de la boucler et de suivre mes instructions. Tant pis, une fois n'est pas coutume, j'accourais à son secours, comme un prince charmant qui cherche sa demoiselle en détresse... Libre à lui de ne plus faire d'ânerie pour cesser d'être traité comme une princesse.


M'approchant du petit groupe de personne qui s'affairrait autour du jeune homme, je fronçais les sourcils et me forçait un passage, une fois devant lui, je secouais négativement la tête, un peu prise de court. Que devais-je faire ? Expliquer vaguement la situation pour qu'on me laisse ce cas sur les bras ou adopter un tout autre genre d'attitude ? Alors que le patron se rapprochait, je me redressais pour toiser les gens autour et prendre une attitude de professionnelle, mais le genre professionnelle que j'étais, un peu à côté de la plaque et parfaitement blonde. La pensée m'arracha un sourire mental, que je gardais bien de ne pas faire sortir de ma petite tête.



Darren haussa un sourcil avant de reconnaître le jeune dresseur et d'échapper un léger soupir d'agacement à son tour. M'agacer moi, c'était une chose, agacer Darren, c'était vraiment pas les mêmes conséquences, mais admettons, il finit par demander poliment aux autres de se tirer, et me fit signe d'aller dans la salle d'interrogatoire en éteignant les caméras et les enregistreurs. Une fois qu'il fut installé sur la chaise et que je l'eus menotté une deuxième fois au barreau de la table par simple précaution qu'il ne se tire pas et nuise à sa propre santé, je m'assis en face de lui, les coudes sur la table.



Au bout d'un moment passé à l'observer, je décidais de m'approcher et de venir panser ses plaies avec toute la douceur dont j'étais capable, il avait de la chance de pas trop m'énerver. Cependant, je restais un long moment silencieuse à désinfecter les plaies avant de poser des cachets et un verre d'eau devant lui, et de m'asseoir sur le rebord de la table.



L'air maternel que j'avais pris sur les derniers phrase s'envola soudainement alors que quelqu'un frappait à la porte, après un signe comme quoi je certifiais que je revenais vite, je passais par la porte et la refermais derrière moi. On me posa des tas de questions, je détournais les soupçons autant que je le pouvais, avant d'attraper les papiers qu'on me tendait, et de revenir m'asseoir près d'Evan, pour lâcher avec un air ailleurs.